Droits voisins : une question de vie ou de mort pour la démocratie

Les Echos, Sammy Ketz,

LE CERCLE / OPINION. Les médias ont trop longtemps subi sans réagir la diffusion gratuite de leurs contenus sur Google ou Facebook. Le projet des « droits voisins », soumis au vote des députés européens, veut obliger les plates-formes à partager leurs recettes commerciales avec ceux qui produisent ce qu’elles diffusent. Un enjeu crucial pour maintenir une information de qualité, indispensable à la démocratie.

Chers députés européens,

J’effectuais un reportage à  Mossoul , l’ancienne capitale de l’Etat islamique, sur la rentrée des classes après trois ans de fermeture par les djihadistes.

J’étais assis avec le photographe, le vidéaste et le chauffeur de l’AFP dans un restaurant avant de repartir pour Bagdad, quand j’ai lu sur mon ordinateur un article qui m’a interloqué sans vraiment m’étonner,  sur les débats européens relatifs aux « droits voisins » et au projet de leur application aux entreprises de presse.

Soyons concrets. En plus de quarante ans de carrière, j’ai vu le nombre de journalistes sur le terrain diminuer de manière constante alors que les dangers n’ont cessé de croître. Nous sommes devenus des cibles et les reportages coûtent de plus en plus cher. Finie l’époque où j’allais à la guerre, en veste, ou en bras de chemise, un carnet dans ma poche, aux côtés du photographe ou du vidéaste. Aujourd’hui, il faut des gilets pare-balles, des casques, des voitures blindées, parfois des gardes du corps pour éviter d’être enlevés, des assurances. Qui paie de telles dépenses ? Les médias et cela est onéreux.

Or, les médias qui produisent les contenus et qui envoient leurs journalistes risquer leur vie pour assurer une information fiable, pluraliste et complète, pour un coût de plus en plus élevé ne sont pas ceux qui en tirent les bénéfices mais des plates-formes qui se servent sans payer. C’est comme si vous travailliez mais qu’une tierce personne récoltait sans vergogne et à l’oeil le fruit de votre travail. Si du point de vue moral c’est injustifiable, du point de vue de la démocratie ça l’est encore plus.

Il faut cesser de gober le mensonge colporté par Google et Facebook selon lequel la directive sur les droits voisins menace la gratuité d’Internet.

Combien d’amis ont cessé de raconter car leur média fermait ou ne pouvait plus payer. Jusqu’à ce qu’ils rangent leur stylo, posent leur appareil photo ou leur caméra, ils avaient partagé avec moi des peurs effroyables, terrés derrière un mur qui tremblait autant que nous sous l’impact des explosions, des joies indescriptibles quand nous arrivions au but, que nous allions raconter au monde la « vérité » que nous avions vue de nos propres yeux, des rencontres inouïes avec des seigneurs de guerre et leur cour d’hommes armés jusqu’aux dents, la poignante tristesse qui s’emparait de nous face à des civils hébétés pris au piège, des femmes protégeant maladroitement leurs enfants alors que les balles entaillaient le mur du réduit où elles avaient trouvé refuge.

Vers une presse sans journalistes

Les médias ont subi longtemps avant de réagir, s’en prenant aux conséquences plutôt qu’aux causes. Faute d’argent, on licencie les journalistes au point d’arriver parfois à la caricature : un journal sans journalistes ou presque. Désormais, ils veulent faire valoir leurs droits pour pouvoir continuer à informer, ils demandent que soient partagées les recettes commerciales avec les producteurs de ces contenus, qu’ils soient médias ou artistes.  C’est ça les « droits voisins ».

Il faut cesser de gober le mensonge colporté par Google et Facebook selon lequel la directive sur les « droits voisins » menace la gratuité d’Internet, NON. La gratuité existera sur Internet car les géants du Net, qui captent actuellement les contenus éditoriaux GRATUITEMENT et engrangent des recettes publicitaires de ce fait, peuvent rétribuer les médias sans faire payer les consommateurs.

Difficile ? Impossible ? Pas du tout. Facebook a réalisé un bénéfice en 2017 de 16 milliards de dollars et Google de 12,7 milliards dollars. Il faut tout simplement qu’ils paient leur écot. Ainsi les médias continueront à vivre et eux participeront au pluralisme et à liberté de la presse auxquels ils se déclarent attachés.

Je suis convaincu que les députés abusés par un lobbying mensonger ont désormais compris que la gratuité d’Internet n’est pas en cause.

De nombreuses fois, j’ai rencontré des gens assiégés, isolés, sans défense, qui demandaient seulement une chose : « Racontez ce que vous avez vu, ainsi nous aurons une chance d’être sauvés. » Dois-je leur dire : « Non, perdez vos illusions, nous sommes les derniers journalistes, bientôt vous n’en verrez plus car ils vont disparaître faute de moyens. » ?

Il faut savoir que Facebook et Google n’emploient aucun journaliste et ne produisent aucun contenu éditorial, mais ils se rémunèrent par la publicité associée au contenu que les journalistes produisent.

Chaque jour encore, les journalistes enquêtent dans tous les domaines pour informer les citoyens. Chaque année des prix récompensent les journalistes les plus courageux, intrépides, talentueux. Il ne faut pas que ce siphonnage qui dépouille les médias des recettes auxquelles ils ont droit aboutisse un jour à ce qu’il n’y ait plus de prix à distribuer faute de candidats ayant eu les moyens d’aller sur le terrain.

Il est temps de réagir. Le Parlement européen doit voter massivement en faveur de l’application de « droits voisins » aux entreprises de presse pour que vivent la démocratie et un de ses symboles les plus remarquables : le journalisme.

Sammy Ketz est directeur du bureau de l’AFP  à Bagdad,  lauréat du Prix Albert Londres 1988 et du Prix Bayeux des correspondants de guerre 2003

Pas de « start-up nation » sans protection du logiciel

Le Cercle Les Echos

LE CERCLE/TRIBUNE – Si la France veut faire émerger des géants du numérique, elle doit faire en sorte que logiciels et brevets soient considérés à valeur égale. Le projet de loi de Finances 2019, actuellement en préparation, est une occasion à saisir.

La France peut créer de grands champions de la tech si elle place le numérique au coeur de sa politique économique et industrielle. Le XXe siècle avait consacré le brevet comme critère d’innovation, le XXIe siècle positionne désormais le logiciel au coeur des stratégies d’innovation. Le projet de loi de Finances 2019 actuellement en préparation doit être l’occasion de mieux prendre en compte le secteur numérique pour que logiciel et brevet soient considérés à valeur égale.

Notre pays a tous les atouts pour être une « start-up nation ». Il en a les talents et l’énergie. Si les pouvoirs publics incitent toujours plus à l’usage des outils digitaux au sein de l’Etat et de la sphère privée, nos pépites du numérique restent encore trop peu nombreuses. Cette situation est paradoxale, puisque notre savoir-faire dans ce domaine est largement convoité par les géants du Web, qui n’hésitent pas à « acheter », sur le territoire français, nos talents et nos start-up.

L’innovation, au-delà du brevet

Le problème ne se situe pas au niveau de la création de start-up : la France est dans le peloton de tête mondial. Il ne s’agit pas non plus d’une pénurie du capital-développement : des fonds investissent régulièrement dans des entreprises de la tech française à différents stades de développement, même si les montants ne sont pas équivalents à ceux connus aux Etats-Unis.

Le blocage provient surtout des conditions offertes à nos entreprises. Quand nos start-up croissent, elles sont trop souvent rachetées avant d’avoir pu atteindre le succès et l’influence nécessaires. Il en résulte une fuite de leurs talents, combinée à la délocalisation de leur propriété intellectuelle.

En effet, le logiciel n’est actuellement pas considéré comme de l’innovation au même titre que le brevet. On associe le brevet à des activités à haute valeur ajoutée qui procurent aux entreprises un différenciateur sur le long terme en contrepartie d’un investissement initial important. Or le logiciel en tant que tel n’est pas brevetable : à l’heure du numérique, il devient donc essentiel de favoriser l’innovation au-delà du brevet.

Puissant signal économique

Afin de conserver les champions français du numérique, il est nécessaire de faire évoluer le régime fiscal de la propriété intellectuelle pour prendre en compte cette nouvelle dimension. Le débat qui va s’ouvrir devant le Parlement à l’occasion du vote du projet de loi de Finances 2019 est une opportunité unique pour faire vraiment entrer l’économie française dans l’ère du numérique.

Il faut étendre le champ d’application de notre « patent box » française pour qu’elle inclue désormais le logiciel. Cette évolution serait en ligne avec ce qui existe ailleurs, notamment aux Etats-Unis, en Italie, aux Pays-Bas ou en Belgique. Cela permettra à la France d’ancrer sa volonté de rester à la pointe en matière de numérique et de conserver sa compétitivité.

L’Etat enverra ainsi un signal politique et économique fort, nécessaire pour marquer l’essai par rapport à l’ambition numérique du Président Macron. Cette initiative soutiendra la dynamique entrepreneuriale française dans le numérique. Elle portera les investissements dans l’innovation logicielle pour qu’ils portent leurs fruits dans notre pays. Il n’y aura pas de « start-up nation » sans protection du logiciel.

Cette tribune est signée par un collectif de dirigeants d’entreprise de l’édition de logiciels, dont : Bernard Charlès, directeur général de Dassault Systèmes ; Philippe Lazare, président-directeur général d’Ingenico Group ; Pierre-Marie Lehucher, président de Tech in France et président-directeur général du Groupe Berger-Levrault ; Pascal Houillon, directeur général de Cegid Group. La liste complète est consultable sur « Le Cercle Les Echos ».

Autres signataires : Vincent Chaillou, directeur général délégué d’ESI Group ; Bertrand Diard, président-directeur général d’Influans et cofondateur de Talend ; Jamal Labed, président-directeur général d’EasyVista ; Stanislas de Rémur, président-directeur général d’Oodrive ; Jean-Stéphane Arcis, président-directeur général de Talentsoft.