L’innovation française repart à l’offensive

Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par Chloé Hecketsweiler

C’est un nouveau record pour l’Office européen des brevets (OEB). En 2014, selon des chiffres publiés jeudi 26 février, il a reçu 274 000 dossiers du monde entier, soit 3,1 % de plus que l’année précédente. Parmi les pays les plus dynamiques : la Chine, dont les dépôts ont bondi de 18,2 %, les Etats-Unis (+ 6,8 %) et… la France. Les demandes issues de l’Hexagone – près de 13 000 – ont augmenté de 4 %, contre une moyenne de 1,2 % pour les pays européens et un recul de 0,8 % pour l’Allemagne. Du jamais-vu depuis cinq ans.

Pour autant, cette envolée ne permet pas à la France de changer son rang : en Europe, elle reste le sixième pays – et le deuxième européen – à déposer des brevets, derrière les Etats-Unis, le Japon, l’Allemagne, la Chine et la Corée. Et si l’on regarde le classement des dix premières entreprises qui enregistrent leurs inventions sur le Vieux Continent – emmené par le sud-coréen Samsung –, aucune n’est française, alors que trois sont allemandes (Siemens, BASF, Bosch).

 

La France – où le crédit d’impôt recherche, fortement développé sous la présidence de Nicolas Sarkozy, est sans conteste l’un des plus généreux au monde – est particulièrement innovante dans les nouvelles technologies et les télécommunications (22 % des demandes), la santé (12 %) et l’automobile (9 %). Des secteurs ultra-compétitifs, où les champions tricolores veulent se défendre contre le pillage technologique. Mais aussi se constituer un trésor de guerre. Ainsi, sans ces titres de propriété, des groupes comme Alcatel-Lucent, premier déposant français, auraient déjà mis la clé sous la porte. En 2012, alors au bord de la faillite, l’équipementier télécom avait gagé la quasi-totalité de ses 29 000 brevets – le portefeuille hypothéqué était valorisé 5 milliards d’euros – contre un prêt de 1,6 milliard. Le groupe en a récupéré la pleine propriété en août 2014 en remboursant sa dette.

Gestion dynamique

Technicolor, qui occupe la deuxième marche du podium français, est aussi une véritable mine d’or. En 2012, la valeur de ses 40 000 brevets était estimée à 2,2 milliards d’euros. Parmi ses pépites, on trouve de nombreuses technologies « grand public » comme le HDMI, une interface numérique permettant le transfert de données en haute définition, le MP3, un format de compression utilisé pour coder du son, ou encore le MPEG2, son alter ego dans le domaine de la vidéo.

Même si le climat n’est pas toujours au beau fixe dans le monde automobile, les constructeurs français (PSA, Renault) comme les équipementiers (Valeo, Michelin) figurent toujours parmi les entreprises les plus innovantes du pays. Les moteurs de cette course à la nouveauté : l’évolution rapide de la réglementation, l’obsolescence rapide des collections et la recherche de moteurs toujours plus performants et moins gourmands en carburant. « La nouvelle plateforme technique EMP2, qui équipe la 308 ou la C4 Picasso, a donné lieu à la demande d’une centaine de familles de brevets. Le nouveau moteur essence EB a généré, à lui seul, deux cents familles de brevets », expliquait au Monde en avril Gilles Le Borgne, directeur de la recherche et de l’innovation de PSA

De plus en plus aguerris, les groupes français n’hésitent plus à vendre ou licencier les innovations dont ils n’ont pas l’usage. La gestion dynamique de la propriété intellectuelle peut conduire à des accords entre concurrents, inimaginables autrefois. Dans le cadre de son alliance avec l’américain General Motors, PSA a ainsi cédé une partie de la propriété industrielle des moteurs EB.

Les multinationales ne sont pas seules à miser sur les brevets : parmi les dix premiers déposants français, on trouve aussi deux organismes publics, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et l’Inserm. « Depuis une dizaine d’années, il y a clairement une volonté de mieux valoriser l’innovation académique », souligne Benoît Battistelli, le Français qui préside depuis 2010 l’OEB.

Gare au pillage

« Nous déposons deux fois plus de demandes de brevets aujourd’hui qu’il y a une décennie et ce chiffre va continuer d’augmenter », explique Jean-Charles Guibert, responsable de la valorisation du CEA, qui possède un portefeuille de 5 500 brevets. « Quand une firme cherche un partenaire académique, c’est l’un des premiers indicateurs qu’elle va regarder. Le détail de chaque brevet étant accessible en ligne, elle peut aussi très vite mesurer l’intérêt pour elle de telle ou telle de nos découvertes. » En pointe dans l’énergie, son terrain de jeu historique, le CEA a aussi développé une expertise reconnue dans les domaines de l’électronique, des matériaux et de la santé.

Seul bémol : en cas de pillage, les organismes publics n’ont pas toujours les moyens de faire valoir leurs droits face à des multinationales richissimes. « Le brevet de base que nous détenons sur les écrans LCD a été bafoué par de grandes sociétés coréennes et taïwanaises. Après avoir hésité, nous avons porté l’affaire devant les tribunaux. Nous avons gagné, mais cela nous a coûté plus de 10 millions de dollars [8,8 millions d’euros] en frais d’avocats, raconte M. Guibert. Au final, cela ne nous a pas rapporté grand-chose, mais de temps en temps, il est important de montrer qu’on est prêt à se défendre. »

Les PME sont confrontées au même défi : impossible pour elles d’aller devant les tribunaux alors même qu’elles peinent déjà parfois à couvrir les frais liés à l’entretien et à l’extension de leurs brevets (redevances, frais de traduction, etc.). Il faut dire que ces frais représentent un poste de dépense important. Le CEA y consacre ainsi quelque 30 millions d’euros par an, une bonne partie étant engloutie par les frais de traduction. Car, étonnamment, le brevet dit « européen » doit pour le moment être validé dans chaque pays.

Cela devrait changer avec l’introduction d’un brevet dit unitaire : une demande dans une seule langue permettra de bénéficier d’une protection dans tous les Etats membres de l’OEB et d’une traduction automatique grâce à un outil développé en partenariat avec Google. « Cela réduira de 70 % les frais », assure M. Battistelli. De quoi atteindre de nouveaux records.