La Querelle des dessins et des modèles

Le Monde.fr | 21.02.2015 à 10h43 • Mis à jour le 21.02.2015 à 11h00
Par Nicole Vulser

Le créateur de mode Azzedine Alaïa a recours à de vieilles méthodes pour éviter le pillage de ses modèles : il refuse à tous les photographes l’entrée à ses défilés. Ses invités n’ont pas le droit d’utiliser leur téléphone portable pour filmer ou prendre le moindre cliché. Seul son photographe attitré a le privilège d’immortaliser sa dernière collection. Le styliste en exploite les images comme il l’entend, selon la méthode, extrêmement minoritaire dans la mode, du « Vivons heureux, vivons caché ».

A l’inverse, la pop star Rihanna attaque en pleine lumière tous ceux qui pourraient lui nuire. La chanteuse a ainsi entamé, en 2013, des poursuites juridiques contre l’enseigne la plus novatrice de prêt-à-porter britannique, Topshop, qui avait, sans son consentement, vendu un tee-shirt sur lequel figurait une image tirée du tournage de l’un de ses clips. La Haute Cour de justice de Londres a déclaré, en juillet 2013, Topshop coupable – jugement confirmé en cour d’appel à Londres, début février –, obligeant le groupe britannique à payer 1,3 million d’euros à la chanteuse.

Derrière ces deux exemples, c’est toute la question de la protection, dans la mode, des dessins ou des modèles qui est posée, à l’heure où Internet permet à n’importe qui de copier un défilé entier, depuis son fauteuil, en regardant tranquillement sur son ordinateur les top-modèles sur le podium d’une Fashion Week. Or, la contrefaçon constitue un fléau pour les marques. Petites ou grandes. Elle génère un manque à gagner considérable et dégrade leur image. Sachant que les industriels du secteur sont confrontés à un dilemme : pour vendre leurs nouveaux tissus ou leurs modèles, il leur faut les montrer, mais les dévoiler, c’est aussi s’exposer à la copie.

Résultat, dans la mode comme dans le luxe, la judiciarisation bat son plein. Et les conflits n’opposent pas uniquement les grands noms de la mode à des petits copieurs attirés par l’appât du gain. Il n’est pas rare, non plus, de voir les grandes marques du secteur s’attaquer entre elles, tant il est vrai que, pour celles-ci, se faire « doubler » par un concurrent qui « pille » un dessin, un modèle ou un nouveau tissu et, éventuellement, dépose le premier un brevet pour le protéger, peut avoir de lourdes conséquences sur l’activité.

La protection du droit d’auteur

Ce n’est pas pour rien que l’on croise, par exemple, une armada d’avocats dans les allées de Première Vision, salon où sont présentés et vendus les nouveaux tissus. Sur ce rendez-vous, qui a lieu dix-huit mois avant les défilés – il s’est tenu cette année du 10 au 12 février à Villepinte (Seine-Saint-Denis) –, lutter contre la contrefaçon n’est pas un vain mot. Tous les ans, les petits malins qui y prennent des photos ou y découpent des échantillons de tissu sont exfiltrés manu militari.

Cette année, cinq opérations de saisie, sous contrôle d’huissier, concernant dix-huit dessins au total, ont été menées afin de défendre les intérêts du fabricant français de dentelles Sophie Hallette, qui exposait à Première Vision. Objectif de cet industriel lésé : stopper les copies au plus tôt.

Certes, les moyens juridiques de prévention existent. « Les modèles sont protégés en France au titre du droit d’auteur, ce qui ne nécessite pas de dépôt particulier », rappelle Grégoire Goussu, avocat chez Lavoix Avocats, qui précise toutefois qu’« en cas de contentieux, il faut être en mesure de prouver la date de création ».

Une autre possibilité consiste, en application du droit des dessins et des modèles, « à effectuer un dépôt à l’Institut national de la propriété industrielle ou, au niveau communautaire, à l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur », qui enregistre chaque année environ 80 000 dessins et modèles, poursuit M. Goussu. Il est possible d’étendre cette protection au monde entier. En vertu du droit des marques, il est également envisageable de déposer un motif ou un objet tridimensionnel. « C’est le cas par exemple du cuir épi de Louis Vuitton », explique cet avocat.

Si souvent les conflits arrivent à se régler à l’amiable, discrètement généralement, parfois les affrontements durent des années. Et sont très médiatisés. Ainsi en avait-il été du conflit entre le chausseur Christian Louboutin et Yves Saint Laurent : le premier avait voulu interdire au second l’utilisation d’une semelle extérieure rouge sur ses escarpins. En 2012, une cour d’appel de New York lui avait donné gain de cause.

La même année, c’est l’affaire opposant Chanel à l’un de ses sous-traitants, la PME World Tricot, qui avait aussi défrayé la chronique. Le 14 septembre 2012, la cour d’appel de Paris avait estimé que Chanel avait commis des actes de contrefaçon et avait condamné la marque à payer à son fournisseur 200 000 euros. Mais la PME, mise à l’index par tous les groupes de luxe, avait fini ruinée.

Les marques italienne Gucci (groupe Kering) et américaine Guess sont également engagées dans un conflit depuis 2009. La première, qui accuse la seconde de contrefaçon et de parasitage, lui réclamait plus de 55 millions d’euros de dédommagement. Mais le tribunal de grande instance de Paris a rejeté, le 30 janvier, l’intégralité des demandes de Gucci. Qui a fait appel.

« Les faits de concurrence déloyale et parasitaire ne sont pas démontrés », ont affirmé les juges, selon Emmanuelle Hoffman, l’avocate de Guess. Gucci rappelle de son côté avoir « mené des actions similaires aux Etats-Unis et en Italie » et avoir été entendu sur certains points.

Le jeu des sept erreurs

Dans ce type d’affaires, les affrontements sont graphiques. Et les débats donnent parfois l’impression que les juges s’adonnent au jeu des sept erreurs. « Les nettes différences qui séparent les deux signes font qu’il n’existe pas de risque de confusion », relève ainsi le jugement, qui compare deux paires de G entrelacées (ceux de Guess) et deux G « se faisant face, l’un étant inversé » (ceux de Gucci).

Dans le cas de Chanel et de World Tricot, la cour d’appel de Paris avait estimé que Chanel avait commis des actes de contrefaçon « d’un motif de broderie constitué de deux mailles de crochet en coton blanc assemblant à la fois un jeu de brides formant des fleurs et un jeu de coquilles inversées »

D’autres affaires sont moins médiatisées. Zara n’a guère fait de publicité quand des paires de chaussures, clones d’un modèle créé par Chloé (grises en cuir, talon en bois, élastique noir sur le cou-de-pied), ont dû être retirées d’urgence de toutes ses boutiques. Ralph Lauren a dû détruire, en janvier, des milliers de baskets, copies conformes de la marque Converse (Nike) sur lesquelles il avait, sans vergogne, ajouté le logo de son joueur de polo.

L’avocate Corinne Champagner Katz regrette que le projet de loi sur le secret des affaires, auquel elle avait directement participé depuis 2009, ait été retiré de la loi Macron. Ce projet aurait, à ses yeux, permis de protéger ce qui ne l’est pas aujourd’hui dans le domaine de la propriété intellectuelle. « La France est très en retard, il faut de façon urgente sécuriser davantage nos entreprises », affirme-t-elle.