Conférence du CNAC – Cyber-contrefaçon: peut-on réellement protéger ses droits sur Internet?

La troisième conférence du CNAC s’est tenue au Sénat le jeudi 24 mars. Elle a rassemblé une trentaine de personnes autour du thème « Cyber-contrefaçon : peut-on réellement protéger ses droits sur Internet ? ».

La responsable de la protection des marques de la société Nike France, Emmanuelle CINQUE, a présenté les actions mises en œuvre à l’égard des sites en « .fr » soupçonnés de vendre des produits contrefaisant la marque Nike (ciblage des sites ; réalisation d’achats tests via un cabinet privé agréé par la préfecture ; saisine de la gendarmerie ; dépôt d’une plainte). Pour illustrer son propos, Mme CINQUE a notamment pris l’exemple d’une affaire dans laquelle le contrefacteur, établi dans l’Oise, avait réalisé pas moins de 100.000 euros de bénéfices en l’espace de huit mois (l’identification de revendeurs s’approvisionnant au marché aux puces de Saint-Ouen avait permis d’élargir l’enquête). Par ailleurs, Mme CINQUE a indiqué emprunter à la fois la voie pénale et la voie civile (action pénale pour les magasins physiques ; action civile pour les sites internet).

Pour mener à bien ses actions de lutte anti-contrefaçon, Mme CINQUE travaille en lien étroit avec le responsable de l’unité de coordination nationale anti-contrefaçon de la direction générale de la gendarmerie nationale (sous-direction de la police judiciaire), Didier DOUILLY. Ce dernier a présenté le partenariat qui lie la DGGN et les titulaires de droits de propriété intellectuelle. Il a également indiqué que la gendarmerie – contrairement à la douane – ne peut pas procéder à des enquêtes sous pseudonyme dans le cadre de la lutte anti-contrefaçon. Partant, des achats tests sont réalisés par l’intermédiaire des titulaires de droits.
Le démantèlement des filières constitue la première priorité de la DGGN. À cette fin, la DGGN a engagé une collaboration avec les intermédiaires de paiement en ligne(partenariat avec Mastercard, Visa, etc.). L’objectif est de démontrer l’enrichissement personnel des contrefacteurs supposés puis de saisir leurs biens en vue de l’indemnisation des victimes.
La deuxième priorité de la DGGN est le suivi de l’évolution des pratiques. Les contrefacteurs sévissent de plus en plus sur les réseaux sociaux. Dans ce domaine, l’action de la gendarmerie se limite aux acteurs français.
Afin de renforcer l’efficacité de la lutte contre contrefaçon numérique, la DGGN a noué des relations avec des partenaires étrangers.
M. DOUILLY a proposé d’ouvrir la voie à la saisie pénale des noms de domaine.
Grâce à une collaboration avec l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM), les gendarmes de Marseille ont récemment arrêté le créateur d’un site illégal de streaming (visualisation directe). À l’issue de sa garde à vue, cette personne a été mise en examen et écrouée. D’après M. DOULLY, les incarcérations des personnes suspectées d’avoir commis un délit de contrefaçon sont plus fréquentes en province qu’à Paris.

Jean-François JÉSUS, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, estime nécessaire de « relativiser la sanction pénale ». Il en veut notamment pour preuve une affaire dans laquelle un contrefacteur libéré après six mois de prison a proposé de reprendre le « deal » après son expulsion à l’étranger. D’après maître JÉSUS, « un dossier doit se préparer le plus en amont possible ». Toutes les potentialités de la législation en vigueur doivent être exploitées (« les avocats peuvent récupérer beaucoup d’informations »). De plus, maître JÉSUS recommande d’« identifier le service [répressif] le plus motivé », c’est-à-dire un service « prêt à travailler pendant au moins six mois ». Par ailleurs, convaincu que l’irresponsabilité des plateformes n’est pas absolue, il appelle les titulaires de droits à constituer des dossiers ciblant ces acteurs.
Après son propos liminaire, maître JÉSUS a formulé trois propositions.
1) Améliorer la coopération avec les enquêteurs. Ces derniers ne connaissent généralement pas l’issue des affaires sur lesquelles ils ont travaillé. C’est pourquoi maître JÉSUS leur envoie les décisions ainsi que des commentaires. Fort de cette expérience, il a proposé de créer, au sein du CNAC, un groupe de travail consacré à l’examen de la jurisprudence.
2) Documenter les chiffres de la contrefaçon et de ses conséquences avant de saisir le parquet. D’après maître JÉSUS, l’absence de fermeté en matière de contrefaçon est notamment liée à un « problème de pédagogie ».
3) Constituer des dossiers susceptibles de mobiliser tous les services de l’État. S’appuyant sur l’exemple du procès du Sentier, maître JÉSUS suggère de rassembler un maximum de données afin, d’une part, de faciliter le travail des enquêteurs et, d’autre part, de permettre l’allocation de dommages et intérêts élevés.

Myriam QUEMENER, magistrate et conseillère juridique auprès du préfet chargé de la lutte contre les cyber-menaces, a déclaré que « la voie pénale offre des possibilités » et que « les textes en vigueur sont sous-utilisés ». De plus, elle considère que les magistrats de liaison français à l’étranger sont des « facilitateurs ». Déplorant que le contentieux lié à la contrefaçon ne soit pas prioritaire, Mme QUEMENER constate qu’il n’existe pas de circulaire récente en matière de lutte anti-contrefaçon, à l’exception de la circulaire de politique pénale présentant les principales modifications apportées par la loi du 11 mars 2014 et rappelant aux procureurs l’utilité de recourir aux juridictions inter-régionales spécialisées (JIRS) en matière de contrefaçon. Par ailleurs, la magistrate a rappelé que des saisies de contrefaçons ont été réalisées dans le cadre d’affaires liées au terrorisme. Après avoir regretté l’absence de cyber-référents parmi les magistrats du siège, elle a exprimé le souhait de voir la formation en propriété intellectuelledevenir obligatoire à l’École nationale de la magistrature (ENM). Elle s’est également dite favorable à la saisie des noms de domaine. Enfin, elle considère que la contrefaçon devrait constituer une priorité de politique pénale.

Ces quatre interventions très intéressantes ont été suivies d’un échange avec la salle.